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Le pape du rock humanitaire, Bob Geldof, espérait sans doute un anniversaire plus consensuel pour les 40 ans de son tube « Do They Know It’s Christmas ? ». Ecrit par le chanteur irlandais et son ami écossais Midge Ure en réaction à la terrible famine ravageant l’Ethiopie en 1984, le single avait fait à l’époque un véritable tabac. Mis dans les bacs juste avant Noël, ce morceau, interprété par un « Band Aid » réunissant les plus grandes stars de la pop anglo-saxonne, était resté numéro un au Royaume-Uni durant cinq semaines d’affilée. Près de 8 millions de livres de dons avaient été récoltés.
Depuis cette sortie triomphale, prélude du méga-concert Live Aid organisé en juillet 1985, plusieurs nouveaux enregistrements convoquant différents artistes ont été diffusés. Avec un succès jamais démenti. En 2014, le « Band Aid 30 » s’est ainsi classé en tête des charts dans une soixantaine de pays, générant d’importantes recettes attribuées à la lutte contre l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest. Depuis lundi 25 novembre, le hit solidaire de Noël est à nouveau de retour sous forme d’un remix des précédentes versions. Mais l’édition 2024 suscite cette fois la controverse bien plus que les applaudissements.
En réalité, les réserves liées à cette chanson décrivant un continent « où rien ne pousse, où il ne pleut pas et où les rivières ne coulent pas » ne datent pas d’aujourd’hui. Mais l’intervention du chanteur britannique Ed Sheeran a donné de la visibilité à la polémique. L’artiste pop, qui avait participé au « Band Aid 30 », a regretté publiquement que sa voix ait été réutilisée cette année sans sa « permission ».
Une décennie plus tard, sa façon de voir les choses n’est plus la même, a-t-il expliqué sur Instagram, en republiant un post du rappeur anglo-ghanéen Fuse ODG. Le rappeur y dénonce les « stéréotypes préjudiciables » véhiculés par ce type d’initiative « qui étouffent la croissance économique, le tourisme et l’investissement en Afrique » et « alimentent la pitié plutôt que le partenariat ».
Mi-novembre, une tribune acérée de l’universitaire Colin Alexander, publiée dans The Conversation, analysait déjà l’héritage d’une chanson « problématique » recyclant des « lieux communs coloniaux », soit une Afrique présentée comme « une terre stérile nécessitant un sauvetage occidental ». « Cette petite chanson pop a permis à des centaines de milliers, voire des millions de personnes, de rester en vie », a rétorqué Bob Geldof au média en ligne, rappelant que la malnutrition et les sécheresses continuent d’affecter durement les plus pauvres.
Le Band Aid Trust, l’organisation qui administre les fonds récoltés, affirme avoir pu aider pas moins de 350 000 personnes au cours des sept derniers mois seulement, grâce à quelque 3 millions de livres investis dans une série de projets en Ethiopie, au Soudan, au Somaliland et au Tchad. En quatre décennies, les recettes du morceau s’élèveraient à 200 millions de dollars, sans que les artistes mobilisés n’aient touché un centime.
Mais les critiques pleuvent, dans les milieux académiques comme sur les réseaux sociaux. Certains s’agacent de la question posée dans le titre (« Savent-ils que c’est Noël ? »), soulignant que la fête religieuse est largement célébrée par les Africains, en particulier en Ethiopie qui abrite l’une des plus anciennes communautés chrétiennes du monde. D’autres cinglent des paroles qui convoquent l’« Afrique » dans son ensemble, associant dès 1984 la tragédie vécue par un pays (l’Ethiopie, jamais citée directement) à la réalité de tout un continent.
« Pour évoquer ce qu’il se passe en Ukraine aujourd’hui, parlerait-on de la “guerre en Europe” ? », interroge, sarcastique, la Nigériane Deborah Adesina, directrice du développement et de la communication de l’ONG nigériane Radical World Changers. Le problème, juge-t-elle, n’est pas tant l’initiative d’origine, généreuse, naïve et reflet d’une époque.
« Mais il est étonnant que cette musique continue à ressurgir quarante ans plus tard alors que les choses ont tellement évolué, avec les mouvements décoloniaux, Black Lives Matter, etc. D’ailleurs, les organisations caritatives ont changé leur façon de communiquer », souligne la jeune femme, coautrice d’une récente étude sur le sujet coordonnée par l’université britannique d’East Anglia, « Charity Representations of Distant Others ». Sa conclusion : dans les campagnes d’appel aux dons des ONG occidentales, « on observe une nette réduction du “poverty porn” », cette mise en scène voyeuriste de la pauvreté.
Des organisations telles que le Fonds d’aide internationale aux étudiants et universitaires norvégiens (SAIH) luttent depuis plus d’une décennie contre les clichés misérabilistes et stigmatisants utilisés pour collecter des fonds. Dès 2012, une opération satirique mémorable proposait aux Africains de se mobiliser pour envoyer de vieux radiateurs à des Norvégiens mourant de froid. Cinq ans plus tard, la fondation décernait un « Rusty Radiator Award » (trophée du radiateur rouillé) à… Ed Sheeran. Le chanteur apparaissait dans une vidéo de l’ONG Comic Relief tournée au Liberia au milieu d’un groupe d’enfants des rues auxquels il proposait de payer une nuit d’hôtel.
Marie de Vergès
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